Chapitre XV
Nous partons pour The Clockworks, lui sur sa mobylette, moi derrière dans ma voiture. L’endroit est une espèce de repaire pour adolescents qui a l’air sorti tout droit d’un clip vidéo : une pièce longue et étroite avec des murs couleur anthracite, haute de plafond et éclairée de tubes de néon rose et pourpre. Le tout est censé ressembler à l’intérieur d’une horloge abstraite et futuriste. Il est maintenant près de minuit et les lieux sont presque déserts mais le barman a l’air de connaître Mike et il me détaille d’un air approbateur. J’espère qu’il ne me prend pas pour sa petite amie. Je n’ai rien contre une romance avec un homme plus jeune que moi de temps en temps, mais dix-sept ans, il ne faut tout de même pas pousser. Je ne suis pas non plus très au fait de l’étiquette à observer avec les dealers de cet âge. Qui paie les boissons ? Je ne voudrais pas blesser son ego.
— Qu’est-ce que vous prenez ? demande-t-il en se dirigeant vers le comptoir.
— Un chablis serait parfait.
Il est déjà en train de sortir son portefeuille et je le laisse payer. Il doit se faire trente mille dollars par an en fourguant de l’herbe et des amphets. Le barman me jette un coup d’œil plus appuyé. J’agite négligemment ma carte d’identité dans sa direction, l’air de dire qu’il peut venir vérifier mais qu’il ferait le chemin pour rien.
Mike revient avec un verre de vin blanc en plastique pour moi et une boisson gazeuse pour lui. Il s’assied, fouillant les environs du regard, des fois que des gars des stups seraient venus déguisés. Je lui trouve soudain un air curieusement adulte. Pas facile de traiter avec quelqu’un qui ressemble à un boy-scout et se comporte comme un gros bonnet de la mafia. Son inspection terminée, il se tourne vers moi, les coudes sur la table.
— Voilà comment les choses se sont passées, et je vous dis la vérité. D’abord, je n’ai planqué ma camelote qu’après la mort de tante Marty et le déménagement d’oncle Léonard. Quand les flics sont arrivés et tout, je me suis dit que la remise serait l’endroit idéal pour y stocker ces trucs. Toujours est-il que je suis passé à la maison le soir où elle a été tuée.
— Vous l’aviez prévenue de votre visite ?
— N… non. Mais je reviendrai là-dessus. Je savais qu’ils sortaient le mardi soir et je pensais qu’ils seraient partis. Il m’arrivait parfois d’y aller en leur absence pour passer un moment avec une fille, ou quand j’avais besoin de fric, enfin des trucs comme ça. Ils avaient toujours un peu de liquide à la maison, pas des masses, mais suffisamment. Ils n’ont jamais rien remarqué. Bref, ce soir-là je suis allé là-bas pensant trouver la maison vide mais en arrivant j’ai vu la porte ouverte…
— La porte était ouverte ?
— Oui. J’ai juste tourné le bouton et elle s’est ouverte. Elle n’était pas verrouillée. Quand j’ai passé ma tête dans l’entrebâillement, j’ai compris qu’il se passait quelque chose de bizarre…
J’attends, pas vraiment à l’aise.
Il se racla la gorge et jette un coup d’œil furtif vers l’entrée par-dessus son épaule. Sa voix baisse d’un ton.
— Je pense que le type était toujours là, vous comprenez ? Il y avait de la lumière à la cave et j’ai entendu quelqu’un frapper plusieurs coups. Il y avait aussi cette couverture dans le hall. On aurait dit qu’elle avait été jetée sur quelque chose. Et puis j’ai vu une main en dépasser, une main avec du sang dessus. Alors je me suis carapaté en vitesse.
— Êtes-vous vraiment sûr qu’elle était morte à ce moment-là ?
— Certain. Je sais que j’aurais dû appeler les flics mais j’avais une trouille de tous les diables. C’était dégueulasse. Et qu’est-ce que j’aurais pu faire ? Je n’avais rien à dire aux flics et j’avais peur qu’ils s’intéressent de plus près à moi. Alors je l’ai bouclée. Qu’est-ce que ça aurait changé, hein ? Je n’ai pas vu l’homme qui a fait ça, je n’ai rien vu du tout.
— Vous souvenez-vous d’autre chose ? D’une voiture garée devant la maison…
— Je ne sais plus. Je ne suis pas resté longtemps. Le temps de jeter un œil à ce merdier et je me suis tiré. J’ai senti une odeur d’essence ou quelque chose comme ça et…
Il s’arrête, hésite, puis reprend.
— Attendez une minute. Ça me revient maintenant. Il y avait aussi un sac d’épicerie marron dans le couloir. Je ne sais pas ce qu’il faisait là. Je n’avais aucune idée de ce qui se passait là-bas, alors j’ai filé sans faire de bruit et je suis venu ici pour être sûr d’être vu par plein de gens.
Je sirote une gorgée de vin en récapitulant mentalement son histoire. Le chablis a un goût de pamplemousse fermenté.
— Parlez-moi de ce sac d’épicerie. Il était vide, plein, froissé ?
— Il y avait des trucs dedans. Enfin, je crois. Je n’ai rien remarqué de particulier. C’était un de ces sacs en papier marron comme on donne chez Alpha Beta et il était juste derrière la porte, à droite.
— Vous voulez dire qu’elle a pu l’avoir posé là en rentrant du supermarché ?
— Moi, je trouvais que ça ressemblait plutôt à un sac d’ordures. Je ne sais pas. Il appartenait peut-être à celui qui était à la cave.
— Dommage que vous n’ayez pas appelé anonymement les flics. Ils seraient peut-être arrivés avant que la maison ne parte en fumée.
— Oui, je sais. J’y ai pensé plus tard et je m’en suis mordu les doigts, mais je n’avais plus les idées bien claires.
— Vous vous souvenez d’autre chose ?
— Non, je crois que c’est tout. Quand j’ai compris ce qui se passait, je n’ai plus pensé qu’à me tirer et à arriver ici le plus vite possible.
— Avez-vous une idée de l’heure qu’il était ?
— N… non, pas vraiment. Il était 20 h 45 quand je suis arrivé ici et à mobylette ça a dû me prendre dix minutes, avec le temps de trouver une place pour me garer et tout. J’ai dû pousser l’engin sur deux pâtés de maison pour que personne ne m’entende démarrer. Il était probablement dans les 20 h 30 quand j’ai quitté la maison de l’oncle Leonard.
Là, ça ne colle pas.
— Non, pas 20 h 30. Vous voulez dire 21 h 30. Elle n’a pu être tuée qu’après 21 heures.
Mike vide son verre d’un trait et me regarde d’un air perplexe.
— Vous le croyez vraiment ?
— Votre oncle et Mme Howe affirment tous deux lui avoir parlé au téléphone à 21 heures et les flics ont reçu un appel dont ils pensent qu’il était de votre tante à 21 h 06.
— Bon, alors je me trompe peut-être parce qu’il était 20 h 45 quand je suis arrivé ici. J’ai regardé la pendule en entrant puis j’ai demandé à mon copain l’heure qu’il était et il a vérifié à sa montre.
— Je vais voir si je peux tirer ça au clair. A propos, quels sont vos liens de parenté avec Leonard ?
— Mon père et lui sont frères. Papa est le plus jeune de la famille.
— Donc Lily Howe est leur sœur.
— Quelque chose dans ce goût-là, oui.
Les néons pourpres se mettent à clignoter et les roses s’éteignent.
— On ferme dans dix minutes, Mike, crie le barman. Désolé de troubler ton petit tête-à-tête.
— C’est bon, c’est bon. Merci, vieux.
Nous nous levons et sortons par la porte de derrière. Il est à peine plus grand que moi et je me demande si nous avons l’air d’être frère et sœur ou mère et fils. Je ne dis plus rien jusqu’à ce que nous ayons gagné le parking.
— Avez-vous une idée sur le meurtrier de votre tante ?
— Non. Et vous ?
Je hoche la tête.
— A votre place, je ferais le ménage dans la remise.
— Ouais, bien sûr. C’était notre marché, non ?
Il enfourche sa mobylette et met le moteur en route.
— Vous savez quoi, me crie-t-il en démarrant, j’ai oublié votre nom.
Je lui tends ma carte puis retourne à la Volkswagen. Il attend que j’aie démarré pour filer.
Comme je ne vois pas bien ce que je peux faire d’autre pour le moment, je décide de laisser reposer l’affaire pendant le week-end. Le samedi matin, je relis les rapports de police chez moi, ajoutant des fiches à ma collection, mais c’est tout. Il faut laisser la situation se décanter un peu. Lundi, j’aurai peut-être une réponse à ma petite annonce ou des nouvelles du département des permis de conduire de Tallahassee ou de Sacramento. J’attends toujours le billet d’avion que doit m’envoyer Julia Ochsner, en espérant qu’il me fournira une explication quelconque. Si rien de neuf ne se présente, il ne me restera plus qu’à reprendre depuis le début et trouver de nouvelles pistes. Et faire la tournée des vétérinaires du coin pour essayer de localiser au moins le chat.
Je rappelle aussi les trois compagnies de taxis. A Green Stripe, ils n’ont pas encore eu le temps de regarder dans leur fichier. City Cab n’a rien trouvé. Ron Coachella, de chez Tip Top, n’est pas encore arrivé mais l’employé de permanence me dit qu’il ne devrait pas tarder.
Ensuite je vais à mon bureau. Je n’en avais pas l’intention au départ, mais je ne peux pas m’en empêcher. Je me sens irritable, nerveuse et frustrée. Ne pas réussir quelque chose me hérisse. La California Fidelity est fermée pour le week-end. En arrivant, je commence par ramasser le courrier qu’on a glissé par la fente. Il y a une lettre avec l’adresse de Julia Ochsner au dos. Avant de l’ouvrir, je jette un coup d’œil à mon répondeur. Il n’y a qu’un seul message, qui apparemment vient d’arriver.
« Bonjour, Kinsey. Ici Ron Coachello, de Tip Top. J’ai l’information que vous vouliez. C’est Tip Top qui a effectué la course du 2097 Via Madrina… attendez… le neuf janvier à 22 h 15. Le chauffeur s’appelle Nelson Acquistapace, au 555-6317. Je lui ai dit que vous le contacteriez. J’ai la fiche sous les yeux. Passez en prendre une copie quand vous voudrez, comme ça il pourra y jeter un coup d’œil. Vingt dollars lui rafraîchiront sûrement la mémoire, si vous voyez ce que je veux dire. A part ça, ajoute-t-il en chantonnant, rappelez-vous que les taxis Tip Top sont à votre service de jour comme de nuit. »
Je note le nom du chauffeur et son numéro. Puis je mets la cafetière en route et ouvre la lettre de Julia. Elle a une écriture très vieille école mais étonnamment ferme. Elle me dit qu’elle joint le billet d’avion, que les pluies de juin étaient particulièrement abondantes et que Charmaine Makowski avait donné naissance à un garçon de neuf livres neuf cent la nuit dernière et qu’elle voulait que le monde entier le sache. Charmaine et Roland n’ont pas encore trouvé de nom pour l’enfant mais ils sont ouverts à toutes suggestions. Cordiales salutations, dit-elle en conclusion.
J’examine le billet dans son étui cartonné de la TWA. Il a l’air d’avoir été délivré à l’aéroport de Santa Teresa, un aller-retour de Santa Teresa à Los Angeles et de Los Angeles à Miami. Les quatre coupons ont été retirés mais il reste le carbone. Le billet a été payé par carte de crédit. Quatre coupons arrachés. Ça, c’est intéressant. Était-elle revenue en ville à un moment ou à un autre ? Si oui, pourquoi le carbone se trouvait-il à Boca Raton, dans la poubelle de Pat Usher ? Je reprends ma liste d’agences de voyages, en essayant de déterminer laquelle Elaine Boldt utilisait habituellement. Je me décide pour Santa Teresa Travel, qui a une succursale située à courte distance à pied de la Via Madrina. C’est une simple supposition, mais il faut bien que je commence quelque part. Je compose leur numéro mais personne ne décroche. Les bureaux sont probablement fermés le week-end.
Je fais ensuite une liste des pistes à poursuivre le lundi. Et j’examine une nouvelle fois le billet. Je ne vois rien qui indique qu’elle ait pris son chat avec elle, mais je ne sais pas comment fonctionnent ces choses-là. Les chats ont-ils besoin de billets comme tout le monde ? Il faudra que je pose la question. Des étiquettes de bagages sont toujours agrafées au dos de l’étui cartonné, mais cela ne signifie pas grand-chose. A l’aéroport de Santa Teresa, vous pouvez récupérer vos bagages sans que quiconque vérifie les étiquettes. Je me souviens avoir vu des valises chez Elaine : en cuir bordeaux avec la griffe du créateur gravée en grosses lettres sur la garniture. Faciles à reconnaître.
Après, je passe un coup de fil à Nelson Acquistapace, le chauffeur de taxi de chez Tip Top. Il est chez lui, alité avec une bonne grippe mais il me dit que Ron l’a mis au courant de ce dont j’avais besoin. Entre deux éternuements il me dit :
— Si vous passiez me voir avec la copie de la fiche ? Je suis à Delgado, à un demi-pâté de la maison de Tip Top. Je vous attendrai dans le jardin.
Je passe prendre la copie de la fiche et arrive chez lui à 9 h 35. Je le trouve derrière un cabanon de bois blanc, allongé dans un hamac. Entièrement chauve, du genre costaud et trapu, il paraît la soixantaine et sent le Vicks Vaporub. A côté de lui, une boîte de Kleenex, un verre de jus d’orange vide et des livres de mots croisés que j’identifie aussitôt.
— Je connais le type qui les fabrique, dis-je. C’est mon propriétaire.
Ses sourcils se dressent en accent circonflexe.
— Ce gars-là vit ici, en ville ? C’est un champion ! Il me rend chèvre avec ses trucs. Regardez celui-là. Romanciers anglais du XVIIIe siècle et il ajoute tous leurs bouquins, les personnages et tout. Il faudra que je lise Henry Fielding et Laurence Sterne et des tas de gens dont je n’ai jamais entendu parler, juste pour trouver un mot. Je vous garantis que c’est mieux que d’aller à l’université. C’est qui, une espèce de prof ?
Je hoche la tête avec un absurde sentiment de fierté. A la façon dont réagit ce type on croirait plutôt qu’Henry est une star du rock.
— Il tenait une petite boulangerie à l’angle de State et Purdue. Il a commencé à faire des mots croisés quand il a été à la retraite.
— C’est vrai ? Vous êtes sûre que c’est le même type ? Henry Pitts ?
Je me mets à rire.
— Absolument sûre. Il teste tout le temps ses abominables mots croisés sur moi. Je crois bien que je n’en ai jamais terminé un seul.
— Dites-lui que j’aimerais le rencontrer un jour. Il a un sens de l’humour plutôt tordu, mais j’aime ça. Il en a fait un à base de terme de botaniques des plus bizarres, vous vous en souvenez ? Ça m’a rendu dingue. J’ai passé la nuit dessus. Peux pas imaginer que ce type habite Santa Teresa. Je le croyais prof au MIT, ou quelque chose dans ce goût-là.
— Je le lui répèterai. Il sera ravi de savoir qu’il a un fan.
— Dites-lui de passer ici quand il veut. Dites-lui que Nelson Acquistapace est à son service. S’il a besoin d’un taxi, qu’il appelle Tip Top et me demande.
— Je le ferai, promis.
— Vous avez la copie de la feuille de route ? Ron m’a dit que vous recherchiez une dame qui a disparu. C’est ça ?
Je sors le papier de mon portefeuille et le lui tends.
— Via Madrina, oui, je m’en souviens. Je l’ai déposée à l’aéroport. Je me rappelle qu’elle prenait le dernier vol pour Los Angeles. Elle allait où déjà ?
— A Miami, en Floride.
— Oui, c’est ça. Je m’en souviens maintenant.
Il examine la feuille de route comme s’il s’agissait d’un jeu de sport cérébral particulièrement vicieux.
— Vous savez ce que c’est ça, là ? demande-t-il en tapotant la feuille. Vous voulez savoir pourquoi le montant de la course est si élevé ? Regardez ça. Seize dollars. Seize dollars. Aller de Via Madrina à l’aéroport ne coûte pas ce prix-là. Elle s’est arrêtée en route et m’a fait attendre environ un quart d’heure avec le compteur qui tournait. Attendez que je me rappelle où c’était. Pas loin. Quelque part à Chapel. Ouais, c’est ça. Cette clinique, du côté de l’autoroute.
— Une clinique ?
Ça, c’est une surprise.
— Oui, vous savez. Un service d’urgence. Pour le chat. Elle l’a déposé pour des soins d’urgence ou un truc comme ça, puis elle est remontée dans mon taxi et nous sommes partis.
— Mais vous ne l’avez pas vue monter dans l’avion, n’est-ce pas ?
— Si, si. J’avais fini ma journée. Voyez vous-même. Elle était ma dernière course alors je suis monté prendre une bière sur la terrasse de l’aéroport. Je lui avais dit que j’y serais et elle s’est même retournée pour me faire un signe de la main en montant sur la passerelle.
— Elle était seule.
— D’après ce que j’ai vu, oui.
— Vous l’aviez déjà prise comme cliente avant ?
— Pas personnellement. Je ne suis ici que depuis novembre. Avant, j’habitais L.A. Ici, c’est un vrai paradis. J’adore cette ville.
— Eh bien, j’ai beaucoup apprécié votre aide. Nous savons au moins qu’elle est montée dans l’avion. Le tout est de vérifier maintenant si elle est arrivée à Boca Raton.
— C’est là qu’elle allait, d’après ce qu’elle m’a dit. Et moi je lui ai dit qu’avec un manteau de fourrure pareil, elle ferait mieux d’aller au Pôle Nord, parce qu’il lui ferait plus d’usage. Ça l’a fait rire.
J’ai l’impression d’avoir touché un point sensible, et même crucial. J’imagine Elaine Boldt dans son manteau de fourrure, en route pour le soleil, et agitant la main par-dessus son épaule en direction du chauffeur du taxi qui l’a emmenée à l’aéroport. Et cette image me semble troublante, irréelle. Je comprends maintenant que tout au fond de moi-même, et depuis un bon moment, je voyais Elaine Boldt morte. Et je pense aussi depuis un bon moment que celui qui l’a tuée a tué aussi Marty Grice. Mais pourquoi ? A nouveau le doute me ronge. Je sens qu’un déclic vient de se produire, mais je suis incapable de l’interpréter.